De Jean-François Oeben à Denis Bruyère

Avril 2004

L’ingéniosité de nos ancêtres, alliée à leur savoir-faire technique, nous a donné de très beaux exemples de meubles curieux et/ou à systèmes. Toujours à la recherche de nouveautés susceptibles d’étonner les grands commanditaires de la cour ou de la noblesse, les ébénistes se surpassaient.

Il faut admettre que c’est en général grâce à ces grands collectionneurs que l’ébénisterie s’est développée tant au niveau de l’idée que de la technique. Ces créations revenaient très chères, les artisans employant en général pour ces meubles des essences de bois précieux d’un coût élevé auquel il fallait associer la patience : le délai de livraison pour ce type d’oeuvres était souvent considérable.

Le premier meuble que l’on pourrait dénommer « meuble à transformations » est tout simplement… la table. Les plus anciennes étaient de simples planches posées sur des tréteaux, ce qui permettait de les déplacer aisément en des lieux différents. Les maraîchers emploient toujours le même principe qui a fait ses preuves (déplacement aisé, démontage et stockage facile).

Plus tard, la table à l’italienne (fin XVlème) présentait un double plateau qui coulissait sur des rallonges : c’était le début de l’évolution et de la recherche de fonctionnalité des meubles. Ceux-ci étaient majoritairement encore assez rustiques, comme la médiévale cage a poules qui était un meuble de château, en fait un banc avec une tablette rabattable en son milieu (formant petite table), le soubassement de ce « banc » étant un coffre ajouré comportant une petite porte destinée a faire entrer et à garder la volaille pendant la nuit, ce qui la mettait hors de portée des voleurs et donnait aux habitants de ses demeures souvent glaciales un apport calorifique. Citons aussi la fameuse « monk bench » d’origine anglaise, appelée plus couramment chaise de drapiers : créée à la fin du XVlème siècle, elle était une sorte de siège à soubassement carré, son dossier était une tablette se rabattant sur les accotoirs afin d’y présenter les étoffes ou les soieries contenues dans la partie basse.

Les bancs comportant un dossier formant un plateau de table en se rabattant étaient courants.

Les premiers cabinets ou secrétaires posés sur piétement indépendant et mobile sont les célèbres « Varguenos » espagnols, apparus à la fin du XVlème siècle.

Les premiers meubles d’apparat à secret datent du XVIlème siècle, destinés à garder des bijoux et autres petits objets précieux. On ne peut pas les qualifier de meubles à transformations à proprement parler. Certes, les cabinets florentins ou flamands comportaient souvent quelques tiroirs secrets, mais leur structure ne se transformait pas. Souvent en deux parties, ils se transportaient aisément.

L’âge d’or du meuble à transformations fut le XVIllème siècle. Les artisans allemands ou « français » (ceux-ci étaient souvent originaires d’Allemagne) furent des maîtres dans ce domaine de l’ébénisterie. Peut-être est-ce la rigueur technique légendaire des Teutons qui les portèrent à créer des meubles comportant une mécanique interne.

Quelques types de meubles à transformations :

* Les fameuses tables ou commodes à la « Bourgogne » d’époque Louis XV, commandées par une manivelle : ces petites tables se transformaient en écritoire par l’utilisation de celle-ci, une partie de la tablette montait et découvrait des petits casiers ou tiroirs.

* Le secrétaire « à la capucine » est plat et comporte une tablette à écrire qui s’ouvre en deux parties. Un déclic fait basculer un gradin à tiroirs contenu dans la structure du meuble.

* La table « à la tronchin » destinée à la base aux infirmes (1), l’étymologie du mot trouvant sa source dans le nom d’un médecin suisse. Elle se déplie et permet d’écrire ou de lire. Bureau allemand des cartes en restant debout.

* Les tables « tric-trac », les coiffeuses-écritoires, les chaises convertibles en prie-Dieu, les berceaux pliables, etc..donnent une idée de l’imagination fertile de ces artisans qui ne perdaient jamais de vue la fonctionnalité qui était souvent la raison première pour ce mobilier.

Mais le genre a comporté de géniaux créateurs, certaines oeuvres étant dues à de véritables équipes d’artisans qui partaient du dessin d’un ornemaniste, et travaillaient ensuite de concert : bâti, placage ou marqueterie, modelage des bronzes, fonte, ciselure, dorure, tout ceci se réalisant sur commande de marchands-merciers ou du garde-meuble de la couronne (en France). Celui-ci fournissait les demeures royales en meubles et commandait aux ébénistes du Roi. Quand ceux-ci étaient débordés d’ouvrage, le garde-meuble n’hésitait pas à passer commande aux marchands-merciers.

Ce qui nous a donné des pièces prestigieuses dont la complexité des systèmes devait amuser la haute société de l’époque et provoquer l’étonnement des invités lorsque le maître de maison faisait la démonstration de la mécanique de son meuble qui faisait apparaître des systèmes complexes sur simple pression ou tirage d’un élément du meuble quelquefois insignifiant.

Catherine Il de Russie a beaucoup commandé à David Roentgen (1743-1807) : on compte pas moins de 130 meubles livrés à l’impératrice uniquement pour l’année 1786. Roentgen était un spécialiste des meubles à systèmes. Ses ateliers qui comptèrent jusqu’à plusieurs centaines d’artisans se trouvaient à Neuwied (Allemagne).

Un tout grand-maître fut le fameux ébéniste-mécanicien du roi Jean-François Oeben (1721-1763), originaire d’Allemagne. Ne pouvant pratiquer les deux métiers que par dérogation aux statuts des corporations, il a recherché et su obtenir la protection royale. Oeben commença sur commande de Louis XV l’extraordinaire bureau destiné au cabinet du roi à Versailles. Sa mort en 1763 l’empêcha de finir ce meuble ; Jean-Henri Riesener (Gladbeck 1734 -Paris 1806) termina celui-ci et le signa.

Un autre « mécanicien » réputé de l’époque fut Barge qui a travaillé notamment avec le menuisier en sièges Tilliard et l’ébéniste Gaudreaux. Citons aussi le serrurier Parent qui a travaillé sous la direction de l’ingénieur Guérin sur des mécaniques destinées à être intégrées dans du mobilier du célèbre ébéniste Gilles Joubert (1689-1755).

Le début du XIXeme siècle connut le mobilier de campagne napoléonienne qui devait être aisément démontable et transportable. La fabrique Jacob-Desmalter fournit nombre de ces meubles. L’ébéniste florentin Giovanni Socchi réalisa également des créations fort intéressantes sous l’époque Empire, telle cette commode formant siège et bureau.

Dans un esprit plus bourgeois, les ébénistes anglais créèrent la « wine-table » sur roulette avec partie cylindrique centrale sortant de la tablette circulaire et faisant apparaître le rafraîchissoir (le yin se buvant après le repas, on faisait circuler cette table entre les invites).

À partir de l’époque Restauration jusqu’à Ia fin du XIXeme siècle, les meubles à systeme fabriqués furent principalement des tables a jeux.

Les meubles à transformations repondaient au goCit a Ia fois esthétique et « scientifique » de l’amateur d’art de ces époques.

Pour le vingtième siècle, nous sommes tenus de parler du grand ensemblier décorateur Jacques Emile Ruh!mann (1879-1933), a qui a souvent été donné le titre de « Plus grand ébéniste du siècle ». Son exigence de raffinement était considérable. II dessinait ses modelés et choisissait presque toujours des essences de bois précieux ainsi que des gainages de luxe pour ses meubles. II coordonnait savamment tous ses artisans.

La vulgarisation contemporaine extrême de ce mobilier, qui n’a rien avoir avec les exigences techniques et esthétiques chères aux amateurs de meubles anciens, est la production vendue par des magasins, telle cette célèbre marque suédoise, le principe étant maintenant uniquement la fonctionnalité et les prix planchers.

II existe pourtant aujourd’hui en Belgique un créateur qui aurait eu sa place aux cotes des Roentgen, Riesener et consorts. Cet artiste, c’est Denis Bruyere.

Passionné et grand connaisseur de mobilier, ébéniste qui tout en rêvant a sa propre création, a, des années durant, restauré des meubles dus aux plus grands ébénistes du XVII, XVIII et XIXeme siècles, a travaillé pour le patrimoine beige et étranger et redécouvert certaines oeuvres faussement attribuées.

Denis Bruyere a commencé il y a quelques années à réaliser ses propres créations, sortant d’une imagination fertile appuyée par un métier exceptionnel : boites a systèmes marquetées de textes ou de poèmes, boîtes « parlantes » comme ont les appelait au début du siècle (on pense a certaines oeuvres d’Emile Galle), nécessaires de bureaux, meubles et le fabuleux « Bernard-rhermite », un grand bureau plat en deux parties s’inspirant du monde marin. Cette oeuvre commandée par un grand mécène étranger lui a permis d’atteindre le sommet de son art, la seule « contrainte » imposée par le commanditaire étant que ce bureau devait évoquer la mer.

II aurait du être amusant d’assister a la visite du mécène dans l’atelier du maître, recule dans Ia campagne de la région de Theux (non loin de l’Allemagne, coïncidence ?), venir observer l’évolution de sa commande, un retour à l’esprit du XVIlleme siècle…

Sans abuser de qualificatifs, la virtuosité de Denis Bruyere s’applique à tous les domaines de la création. II dessine les modeles dont il rêve en connaissant les contraintes techniques auxquelles il devra faire face par après : choix du bois dans les forêts avoisinantes de son atelier, découpe, réalisation du bati, teintes des placages, fabrication des systèmes (domaine de la physique), réalisation des décors sculptés en bronze ou argent …. Extraordinaire chef d’orchestre quand l’on pense que la réalisation du bureau à cylindre de Louis XV a Versailles a demandé la participation de quatorze corps de métiers différents.

II existe encore un génial créateur de meubles, et il est beige.

Vivian Miessen

 

(1) : destinée aux asthmatiques.

References bibliographiques : * « L’art du menuisier » de Roubo, 1769, reedition. * « Architecture et arts decoratifs 1910-1925 », par Pierre Olmer, editions G.Van Oest, 1926. * « Le meuble d’ebenisterie », par Guillaume Janneau, editions

http://www.art-memoires.com/lmter/14345/44vmblsyst.htm 31/03/2004

 

Duponchelle. * « Meubles d’art », par H.D. Molesworth, edita, 1972. * « Le mobilier royal francais », par Pierre Verlet, editions Picard, 1996 (IV volumes). * « English furniture , from the middle ages to the late Georgian period », par Ralph Edwards,the hamlyn publishing group limited , 1977. * « David Roentgen et Francois Remond », par Christian Baulez.

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